1 - L'identité mythologique du genre humain
Pendant des
siècles, l'expérience constante de l'histoire avait démontré que l'identité
durable des peuples et des nations était celle dont témoignaient tout
ensemble leurs croyances religieuses - exacerbées ou endormies - et le
gosier - vigoureux ou affaibli - qui en transmettait le message. Aussi,
tout homme d'Etat conscient de sa tâche, donc porté par le verdict de ses
chromosomes à exercer le type de pouvoir que modulait le politique de son
siècle savait-il, sans jamais se le formuler clairement, que l'espèce
humaine ne s'est évadée de la zoologie que pour se précipiter dans la
littérature fantastique dont témoignaient les cosmologies sacrées: si vous
ne meubliez pas de songes extraordinaires l'encéphale des détoisonnés - si
vous négligiez de leur imposer un vocabulaire et une grammaire unifiées par
un démiurge fabuleux - aucune identité unifiée ne pouvait se construire, se
fortifier et se perpétuer dans les bastions que nous appelons maintenant
des cosmologies mythiques et dans les forteresses que nous appelons encore
des nations.
Exemple:
Philippe II d'Espagne, grand allumeur de bûchers sous le soleil de
l'Inquisition, ne se souciait pas sérieusement du contenu doctrinal des
dogmes du catholicisme d'un côté et de ceux du protestantisme de l'autre,
donc de leur teneur confessionnelle respective; mais il savait que si
l'encéphale du peuple espagnol se scindait entre deux fables religieuses en
guerre à mort entre elles, l'unité cérébrale de la nation faisait naufrage,
tellement l'identité originelle d'Adam est un vide tellement inhabité que
seule une magie peut le combler.
Aussi
l'Espagne a-t-elle échappé au désastre de la guerre des autels qui a
déchiré l'Europe du XVIe siècle et qui portait sur la nature et la
définition d'un prodige à vous couper le souffle, celui de l'eucharistie,
tandis qu'une France scindée de l'intérieur entre le rationalisme relatif
de Calvin et le miracle sacrificiel fantastique du culte romain ne savait
sur quel pied faire danser l'immolation réputée rédemptrice d'un être
humain.
2 - Une science historique en panne
Les peuples
d'autrefois demandaient qu'on leur prêchât quelques prodiges
extraordinaires ou attiédis. Ils voulaient savoir ce qu'ils devaient croire
- sous la menace, en cas de réticences, de sanctions pénales ou de divers
dommages sociaux. Il appartenait donc à leurs gouvernements de le leur
faire savoir rudement ou en douceur. Les Anglais du XVIe siècle ont cru
instantanément ce que leur roi Henry VIII leur ordonnait de se convaincre
au chapitre de la rentabilité de leur hostie et, de leur côté, les
catholiques renonçaient sur le même modèle à l'exercice de "penser
par eux-mêmes", comme dira Voltaire. L'homme d'Etat était un
anthropologique-né: il savait d'instinct que le fuyard des forêts ne pense
pas tout seul - il obéit à des dirigeants de sa raison - et quand il se
prive de chef cérébral, il perd la tête.
De nos jours,
cette difficulté semble avoir perdu de son acuité, alors qu'en fait, elle
est devenue tragique. Car les sciences ont tellement progressé qu'elles ne
peuvent plus se montrer objectives sans se distancier du genre humain au
point de l'observer du dehors. Mais alors, comment garder le contact avec
un animal frappé d'une errance originelle? Il faut choisir entre le regard
de l'intelligence et celui du sorcier. Mais les sorciers eux-mêmes se sont
tellement affaiblis qu'il faut se camper quelque part entre eux et Sirius.
Où faire passer la frontière entre des délires encore partagés - donc
respectés de tout le monde - et la solitude de la pensée véritable? Car
cette frontière est encore flottante. Si vous voulez demeurer en contact
avec votre temps, abandonnez le métier d'historien.
Hélas, si
vous oubliez de montrer du doigt à Clio le gouffre vers lequel elle se
précipite, elle fera naufrage sans vous; mais si vous tentez de garder
prudemment un pied dans chaque camp, vous ne serez pas plus avancé: il n'y
a pas de science digne de ce nom qui ne s'appuie sur une méthode et il est
impossible de rédiger une méthode sans se poser les questions de fond -
celles du chemin à suivre. D'un côté, votre lâcheté méthodologique
sera-t-elle donc suicidaire et de l'autre, votre courage intellectuel
est-il voué à l'échec?
3 - La guerre des idéologies politiques
Prenez
seulement la question des limites auxquelles se heurtera l'expansion
territoriale d'un empire américain enflammé de messianisme démocratique.
Faudra-il oublier que les conquêtes angéliques se font toujours au seul
bénéfice du temporel. Sinon, il faudra forger des historiens en mesure
d'observer le genre humain en tant que tel. Que diront-ils de la bipartition
cérébrale de la dialectique de la bête? Pour répondre à la question, il
faudrait une science historique armée de pied en cap d'une anthropologie
critique; car il apparaîtra au grand jour que le rêve pseudo démocratique
du Nouveau Monde de ne faire qu'une bouchée de la Russie terrestre - et à
la seule gloire d'un faux ciel de la Liberté politique - confine à la
démence "de bécarre et de bémol" qu'évoquait Rabelais.
Mais
comment enseigner à Clio l'art de spectrographier une folie de ce type? Car
l'incompatibilité, sur le long terme, de l' intégration territoriale de l'
Ukraine à la Russie résulte de ce que les Ukrainiens de l'Ouest sont des
chrétiens uniates et s'expriment dans une langue qui leur appartient.
L'avenir géographique de la Russie n'est autre que l'espace qui s'étend du
Donbass jusqu'à Vladivostok. Mais si vous n'avez pas d'anthropologie
historique, il vaut mieux que vous renonciez tout de suite à la profession
d'historien, tellement les sciences humaines superficielles d'aujourd'hui
ne répondent plus aux attentes de la science de la mémoire.
4 - Une croisade de l'abstrait
Et puis,
autre embarras de la méthode historique: il ne s'agit plus d'une guerre
sans merci entre, d'un côté, les prodiges extraordinaires censés se
produire sur les autels romains et, de l'autre, l'assise - au profit d'une
potence devenue symbolique - d'une religion du Golgotha plus avare
qu'autrefois de prodiges physiques: il s'agit maintenant, aux yeux du guide
suprême du mythe démocratique, dont le siège conceptuel a été transféré à la
Maison Blanche, de retrouver intacts les ingrédients cérébraux des
croisades. Mais la croisade des modernes est celle de l'abstrait. Ce sont
des vocables universels qui ont permis au Vatican d'outre-Atlantique de
substituer le culte d'un Adam réduit à un schéma verbal à l'Adam concret,
individualisé et irréductible au sonore forgé par le catholicisme.
L'Eglise
d'un gibet matériel avait tenté de bâtir un homme en suspension dans le
ciel de la grâce. Mais le type de dématérialisation de la créature qui en
était résulté avait commencé de reculer avec Calvin et Luther: tous deux
substantifiaient à nouveau vigoureusement le croyant, tous deux fêtaient
ses retrouvailles avec sa chair et ses os, tous deux le rapprochaient de
son squelette, notamment en légitimant le mariage des prêtres. Comment
l'historien moderne va-t-il aborder cette question cruciale sans aller
planter sa tente sur Sirius? J'ai déjà dit que si vous n'avez pas
d'anthropologie critique, la question échappera aux méthodes actuelles de
la science historique. Et pourtant, c'est bel et bien au cœur de l'histoire
contemporaine que cette interrogation se trouve plus enracinée que jamais.
C'est
Saint-Just qui a introduit l'observation des métamorphoses de la
psychophysiologie des peuples dans l'interprétation rationnelle de leur
histoire - mais sans articuler son intuition avec une anthropologie
critique et cette anthropologie avec une spéléologie des mythologies
religieuses
.
5 - Le vassal du vassal et l'omerta de l'Europe
La
mobilisation soudaine de l'Europe entière contre une Russie héritière de
l'école d'Antioche et dont la mystique des charpentes se veut plus
équilibrée que celle de l'Occident catholique - la chasteté sacerdotale est
une vocation spirituelle réservée au haut clergé, donc aux cerveaux
supérieurs - cette mobilisation, dis-je, se heurtait à des obstacles
industriels et commerciaux immédiats et étrangers à la théologie de la
sainteté: la Maison Blanche avait, comme il est rappelé plus haut, extorqué
ou escroqué aux vassaux du mythe réputé immaculé de la Liberté des
sanctions économiques plus suicidaires pour le vengeur que pour le
récipiendaire à punir.
Mais que
d'embarras de méthode nouveaux pour le chroniqueur ou le mémorialiste! Car
il était impossible, du moins sur le long terme, que la guerre démocratique
de 1940 à 1945 contre le paganisme de Hitler se changeât subitement en une
guerre fantasmagorique contre l'ex-empire des tsars. Comment convaincre
tout soudainement la planète de la raison de ce que l'expéditeur de cette
damnation serait de bonne foi? Les gouvernements intelligents et de sens
rassis se trouvaient protégés de cette mascarade intellectuelle par la
volonté et la voix de leurs industriels ahuris, de leurs commerçants
éberlués et de leurs agriculteurs ébaubis. Mais, encore une fois, comment
interpréter le heurt entre le mythe démocratique et l'histoire réelle si
vous n'avez pas d'anthropologie en mesure de peser la boîte osseuse d'une
espèce aux neurones en suspension entre le ciel et la terre?
Alors qu'en
2014, Washington pouvait encore se permettre de menacer le Président de la
République française de lui "verser une tonne de briques sur la
tête" si la Gaule vassalisée par la sainteté démocratique
américaine ne se soumettait pas d'emblée à ses injonctions économiques à
l'égard de l'Iran des mollahs. Mais maintenant, mille deux cents
entreprises françaises violaient d'un haussement d'épaules les sanctions
catéchétiques du mythe démocratique et commerçaient allègrement avec une
Russie officiellement proclamée pécheresse. Le saint Graal de la Liberté
faisait de moins en moins recette, tellement son apostolat fleurait la
simonie capitaliste.
Encore une
fois, que dit la science historique classique face à un échiquier
anthropologique qu'elle ignore? Inutile d'appeler Montesquieu, Gibbon,
Tocqueville et même Splengler au secours. Il y faudrait une psychanalyse de
la servilité politique: les vassaux peinent à se reconnaître les valets de
leur maître. Mais s'ils observent, de surcroît les lourdes chaînes qui
entravent les chevilles de leurs souverains, les voilà réduits au rang
d'esclaves d'un esclave - le servus vicarius des Romains. C'est trop
demander à une Europe cadenassée: une gigantesque omerta permettra
d'afficher une autonomie de façade. Décidément, comme disait Saint-Just,
"Les âmes ont perdu leur moelle, si je puis ainsi parler. Elles
ne sont plus assez vigoureuses pour se nourrir de liberté; elles en aiment
encore le nom, la souhaitent comme l'aisance et l'impunité, et n'en
connaissent plus la vertu."
6 - L'occupation militaire américaine et l'asphyxie du patriotisme
Ce conflit
des hérésies affichées ou latentes me permet de faire le point sur la
méthode: qu'en est-il du parallélisme actuel entre l'histoire du monde réel
et le pontificat verbal qu'exerce une religion fondée sur le mythe de la
Liberté démocratique? Car la vocation du rêve américain de fonder la
démocratie mondiale sur une ploutocratie sacralisée par son langage donne
un recul anthropologique vérifiable à la connaissance des fondements politiques
des songes religieux, tellement la piété langagière des modernes commande
le déchiffrage métazoologique d'une période bien délimitée de l'histoire du
monde, celle qui s'étend de 1945 à 2015.
Certes,
l'histoire au jour le jour elle-même - celle que les mémorialistes, les
huissiers et les biographes racontent en aveugle - occupe à son tour des
carrefours stratégiques et mentaux du mythe démocratique. Mais le carrefour
du fabuleux verbal à la portée de l'observatoire des simples officiers
ministériels de la mémoire du monde n'est pas encore celui du rendez-vous,
sans doute décisif, que l'Europe domestiquée par son propre mythe de la
Liberté a pris avec son rêve de reconquérir sa souveraineté perdue; car la
condition première des retrouvailles avec le temporel d'une civilisation
devenue onirique n'est autre que l'évacuation des troupes américaines qui
se sont implantées en Europe depuis 1945 - et cette évidence n'est pas à la
portée de l'observation des petots scribes de Clio.
Il faut
donc élaborer une anthropologie historique en mesure de se colleter avec le
lourd paquetage théologique qui pèse sur le dos de l'occupant. On sait que
cinq cents de ces forteresses du mythe démocratique sont devenues de plus
en plus inexpugnables. Quels sont la nature et le poids proprement
religieux de cette pharmacopée? La réponse n'est pas dans Tacite, Thucydide
ou Tite-Live, mais elle n'est pas non plus dans Freud. Faut-il tenter de
repêcher le cadavre des chroniqueurs ou des mémorialistes ou apprendre à
regarder le singe onirique du dehors?
Car voici
qu'apparaît un nouvel obstacle anthropologique, donc religieux, à
l'évacuation d'un occupant à désacraliser dans un monde précisément tombé
en panne de désacralisateurs chevronnés. Le triomphe des dévotions vocales
que charrie un mythe démocratique devenu verbifique et vainement
universalisé par son catéchisme, un tel mythe, dis-je, sape la condition
première de toute indépendance corporelle des nations: ce ne sont pas, à ce
que prétend l'occupant, des troupes en chair et en os dont les semelles
foulent le territoire des Etats européens, mais une armée
d'extra-terrestres, donc réputée incarner le protectorat abstrait,
transtemporel et séraphique de la Démocratie mondiale.
A Bologne,
à Pise, à Florence, à Naples, le peuple italien ne ressent plus
l'occupation perpétuelle et censée se trouver légitimée par une
Constitution imposée au pays sous la botte de l'étranger, le peuple
italien, dis-je, ne ressent plus comme une occupation la présence sur le
territoire national, d'une soldatesque étrangère, mais au contraire, comme
une sorte d'assistance cultuelle, bénédictionnelle et salvatrice, tellement
une démocratie messianisée par son propre concept se révèle
déterritorialisante. L'apostolat auquel se livrent des idéalités langagières
est réputé de type supra national en raison du séraphisme de son langage.
Les vraies Républiques sont devenues un zéphir de l'universel, un fruit
liturgique du mythe surréel de la Liberté.
La semaine
prochaine j'observerai les mécanismes psycho-biologiques qui ont rendu les
bases militaires américaines plus réelles dans le logis séraphique du mythe
de la délivrance du monde par le mot Liberté que sur la terre.
Le 15 mai 2015
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