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La cuisine de Jupiter
A l'heure où une France
sans Etat et sans gouvernement se révèle une oligarchie, une pieuvre gloutonne
aux tentacules innombrables, l'histoire de la France et du monde devient plus
que jamais une stomachologie. Le 9 février dernier, Catherine Lieutenant
m'a gentiment suggéré de choisir le jour de mon modeste rendez-vous bi-mensuel
avec l'estomac de l'histoire pour visiter à nouveau la cuisine de Jupiter.
Pourquoi ce jour-là? N'est-ce pas le meilleur moment d'observer comment le
genre humain nourrit ses dieux et comment, depuis les origines, nos dieux nous
nourrissent en retour?
Sitôt que François
Hollande a mis la France en congé de la politique, le pays s'est offert le luxe
de s'absenter de l'arène mondiale de l'action. Certes, nous avons connu ce type
de vide politique au cours de la Régence, mais pendant ces années-là, Louis XIV
grandissait et se préparait dans l'ombre à donner un siècle de gloire à la
France, tandis que nous savons aujourd'hui que personne n'est de taille à
redonner sa colonne vertébrale à une civilisation promise à une longue agonie.
Depuis vingt-cinq siècles, la philosophie occidentale
tente de porter un regard de l'extérieur sur l'encéphale de l'humanité. De même
qu'en 1543 Copernic a bouleversé notre connaissance du système solaire, la
découverte en 1859 du transformisme a contraint l'Occident de la raison à se
demander si nous pouvons conquérir un recul à l'égard du genre humain, qui nous
permettrait de savoir quelle est l'animalité spécifique d'une espèce en
évolution.
Mais comment nous ancrer à l'extérieur d'un animal si
nous sommes nous-mêmes, et des pieds à la tête, la bête que nous tentons
d'observer du dehors, car il s'agit de toute évidence d'une animalité
cérébralisée, conceptualisée, logicisée, donc cachée ou masquée.
Un seul instrument de travail se présente à
l'enquêteur: car nous n'expédions pas seulement des personnages fabuleux
diriger l'univers, nous les construisons de surcroît à notre image et en
miroir. Il nous suffit donc d'observer ces a uto-portraits qui nous peignent en
pied pour disposer d'un microscope et d'un télescope. Nous sommes nous-mêmes
des dieux privés de répondant, c'est nous qui n'avons aucun guide, aucun
surveillant, aucun protecteur dans le dos.
Grâce aux miroirs sacrés dans lesquels nous nous
réfléchissons par la médiation des effigies sacrées que nous enfantons, nous
disposons de la meilleure école d'apprentissage de notre initiation à nos
propres secrets: celle de l'histoire de nos offrandes sanglantes à nos maîtres
imaginaires, donc de nos sacrifices de chair et de sang sur nos autels.
A l'origine, était la cuisine. C'est pourquoi le
langage politique de la République romaine, par exemple, reposait sur la
gastronomie. Le comes n'était autre que le convive, le commensal,
celui qui présidait à un rituel de l'ingestion du comestible. Le comissator désignait
le complice d'une conjuration politique fomentée au cours d'une comisatio,
c'est-à-dire d'une orgie, d'une ripaille, laquelle servait d'alibi à des
conjurés qui pouvaient tranquillement préparer leurs complots au cours du
repas.
Le comitium indiquait à la fois la
partie orientale du forum dans laquelle le peuple se réunissait, mais il
désignait également la bouche du comedus, le mangeur. Les comitia,
les comices, étaient les assemblées au cours desquelles le peuple, réuni en
collège électoral, élisait les magistrats. C'était dans l'enceinte du comitium
que se tenaient les comices et que se déroulaient les sacrifices des grands et
des petits bétails aux Immortels. C'est donc dans le comitium que
se concoctait la cuisine de Jupiter.
On voit que dans le vocabulaire politique de la
République romaine les mots de l'art du bien manger se calquaient étroitement
sur la gastronomie céleste, celle de la nourriture offerte aux dieux. Le seul
humaniste qui ait compris cela n'est autre que Rabelais, qui plaçait Messire
Gaster au cœur de l'histoire du monde.
Le matérialisme eucharistique des chrétiens répond
parfaitement à ce modèle: il prolonge au sein de la théologie catholique le discours
culinaire de la foi. C'est pourquoi il est essentiel de remonter aux origines
anthropologiques du culte eucharistique de la théologie romaine. On y retrouve
la même logique interne que celle qu'illustrait, dans le polythéisme romain, le
passage de la manducation des offrandes à son incrustation dans le discours des
institutions politiques de Rome.
De même, la religion musulmane se branche sur des
offrandes culinaires à une divinité: on y égorge chaque année des millions de
moutons en hommage à un Allah aussi avide de viande que les divinités grecques,
romaines, juives, chrétiennes et les nombreux dieux du polythéisme adorés en
tous temps et en lieux sur notre astéroïde. Mais tout cela ne nous renvoie-t-il
pas à Aristophane qui, dans Les Oiseaux, faisait rire les
Athéniens de l'affolement de leur Olympe soudainement privé, par une grève des
autels, de la viande indispensable à leur survie stomachale?
Il devient de plus en plus évident qu'en interdisant
d'étudier, dans les écoles de la République, le contenu anthropologique et
théologique des religions sacrificielles, la loi de séparation de l'Eglise et
de l'Etat de 1905 a rendu inaccessible toute connaissance rationnelle, donc
philosophique, de l'histoire de la civilisation occidentale.
Question à résoudre: comment se fait-il qu'en 2016,
l'Eglise catholique ait pu s'associer solennellement et spectaculairement à la
commémoration du cinq centième anniversaire des quatre-vingt-quinze
propositions contre les indulgences que Luther avait affichées sur les portes
de l'Eglise de Wittenberg, alors qu'elle s'est sentie empêchée de commémorer la
révolution calviniste à Genève?
Proposition de réponse, mais qu'il nous faudra
décrypter à son tour: en réaffirmant la présence matérielle de la chair et du
sang de la victime du sacrifice du Golgotha sur l'autel des chrétiens - que les
théologiens appellent le physicisme eucharistique - Luther a
conservé l'exigence centrale de toutes les religions primitives, à laquelle le
catholicisme est revenu par un chemin détourné, à savoir, qu'il y ait de la
viande bien saignante sur l'autel afin que la foi puisse reposer sur la
présence effective de victuailles à fournir à un monstre céleste aussi gourmand
qu'impitoyable et rancunier.
Le polythéisme soulignait ce rapport vital par
l'expression courante: victus et cultus - victuailles et
rituel. A la suite de l'abolition par un Abraham mythique des sacrifices
humains, le christianisme est pleinement revenu aux religions primitives,
puisqu'un Christ ensanglanté se trouve immolé en échange de la rédemption de
tout le genre humain, c'est-à-dire en échange du consentement enfin arraché au
Créateur, de passer l'éponge sur une offense à son autorité, jusqu'alors jugée
inexpiable, à savoir le péché originel.
Dans la Disputatiuncula de taedio et pavore
Christi (Petite dispute sur le dégoût et la terreur du Christ)
de 1499, Erasme ne contestait en rien le devoir du Christ de se faire
assassiner sur l'autel au cours de chaque célébration de la messe, par la
volonté expresse de son "père céleste" - il s'agissait
seulement de laver le Nazaréen du reproche des théologiens du XVIe siècle
d'avoir fait preuve de couardise. Car, l'omniscience dont bénéficiait la
victime était censée lui faire connaître "d'avance et dans le détail"
les tortures qu'il allait subir, ce qui exigeait de sa part un courage
intelligent, qui l'empêchait de courir au supplice "avec les
bondissements de joie d'un saint André" (Erasme).
C'est le maintien du mythe eucharistique qui, à
l'origine, a permis au luthéranisme de prendre parti pour les princes, sitôt
que les paysans égarés par la révolution luthérienne eurent découvert qu'en
réalité, le luthéranisme les plaçait plus fermement que jamais sous l'autorité
du pouvoir temporel de l'époque.
La révolution luthérienne permettait donc la
perpétuation d'un sacerdoce des ploutocrates du ciel. Aussi, de nos jours,
l'Eglise luthérienne allemande est-elle devenue richissime, parce qu'elle peut
encore s'offrir le luxe d'imposer un "impôt religieux" aux fidèles,
tandis que l'Eglise catholique française se trouve empêchée d'accumuler un
trésor. Le tronc avare des églises n'y suffit plus.
On imagine l'ahurissement et l'ébahissement de la
fraction consciente de la paysannerie allemande de l'époque de découvrir que la
révolution luthérienne n'était qu'un leurre destiné à renforcer l'autorité
d'une classe dirigeante minoritaire. Mais, depuis les origines, le monde est
dirigé par des minorités agissantes.
Le même processus se mettra en place quatre siècles
plus tard, en 1917, quand un prolétariat mondial catéchisé et messianisé par
l'utopie marxiste d'une délivrance universelle, tombera dans le piège de
supprimer purement et simplement la propriété privée des moyens de production,
alors que la classe ouvrière s'est révélée aussi incapable que les paysans
allemands du temps de Luther, de mettre sur pied une minorité compétente,
énergique et responsable.
En revanche, le calvinisme supprimait tout appareil
cultuel et toute liturgie litanique pour placer la foi entre les seules mains
des prédestinés, donc des pré-sélectionnés du salut. Du coup comment la foi se
serait-elle assurée de la constance des décisions d'un Dieu devenu tragiquement
imprévisible? Ce type de cuisine du sacré met le croyant entre deux chaises:
d'un côté, une foi livrée à la solitude, au silence, au désert et aux ténèbres,
contraint le fidèle à se prendre en mains et à gérer son destin à l'écoute de
l'adage latin "Cuisque suae fortunae faber" - "Chacun est
l'artisan de son destin"; de l'autre, ce type de religion livre ses
fidèles à la divinité la plus hallucinante qu'on puisse imaginer, celle dont la
théologie enfante une classe sacerdotale anonyme.
Le signe de la prédestination de la nouvelle classe
sacerdotale n'est autre que de transformer le capital en preuve tangible des
grâces inexplicables du ciel. La prospérité financière de chacun deviendra la
garante des bénédictions palpables de la divinité et la banqueroute sera l a
preuve de la disgrâce du "prédestiné". C'est pourquoi
Carl-Gustav, fils de pasteur, est demeuré toute sa vie hanté pour le sort du
Job biblique. Un ciel cautionné par les caprices de la prédestination, ne
dispose ni de l'impôt, ni du tronc des églises pour s'assurer de la validation
matérielle et contrôlable de la grâce.
Comment rendre intelligible que, durant tout le XVIe
siècle, les protestants et les catholiques se soient entre-égorgés? Pour cela,
il faut bien que la question de savoir si l'on consomme de la viande ou un
corps symbolique et si l'on boit du sang réel ou du sang figuré soulève une
difficulté psychobiologique: aux yeux des calvinistes, le Vatican s'est mis
hors jeu du seul fait que des spermatozoïdes du Saint Esprit sont censés avoir
déclenché un embryogenèse normale au sein d'une vierge afin qu'elle accouche
d'un "fils de Dieu" en chair et en os.
Si la laïcité n'élaborait pas une spiritualité de la
notion de "fécondation", comment enseignerions-nous aux
enfants que l'humanité obéit à une pulsion ascensionnelle et élévatoire? Si les
mots abstraits, ne charrient pas l'histoire physique du monde et si Abélard a
eu raison de démythifier les vocables universels, il faudra bien que la France
laïque initie sa jeunesse à une "vie de l'esprit". Sommes-nous
seulement des anthropoïdes livrés à un culte d'anthropophages ou mettons-nous
en scène des symboles parlants?
On voit désormais clairement ce que les quatre-vingt
sept ans restants du XXIe siècle nous réservent. D'un côté, il est devenu
évident que la science historique et la politologie occidentales ne disposent
en rien de l'information philosophique, scientifique et théologale qui
permettraient à l'Occident de la raison de comprendre la nature et les enjeux
existentiels des révolutions politiques internes dont le monothéisme chrétien
nous présente le spectacle depuis le XVIe siècle. De l'autre, la profondeur
même du fossé creusé par notre sous-information anthropologique déclenchera un
nouvel élan de la pensée rationnelle. Celui-ci contraindra, tout au contraire,
la philosophie et l'esprit scientifique modernes à découvrir le contenu
anthropologique des mythologies sacrées.
Le 17 février 2017
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